onsdag, augusti 17, 2005

un frère tué par lame

La mort de Frère Roger amène la lumière sur la Communauté de Taizé, une communauté peu habituée à la une en France à cause de l’anticléricalisme hypocrite du politiquement correct et la farouche fermeture d’esprit de l’Eglise Gallicane.

En gros, oui un frère est mort, poignardé par une Roumaine en plus, et en quoi ça nous concerne ?

Ca me concerne, premièrement, et c’est ce qui me vient en premier, parce que cet homme m’a imposé les mains, plusieurs fois si je me trompe pas, deux fois je crois bien. Imposer les mains, pour les Chrétiens ça veut dire bénir. Bénir, c’est un verbe commun à toutes les grandes religions, ça veut pas dire exactement ça ou ça, ça veut dire : putain ce type, dans le cadre de ma religion, je dis que c’est un type bien et je souhaite que ç’aille bien pour lui. Ca veut dire, même pour des athées, des laïcs, des anticléricaux, des philosophes à la con qui espèrent détruire la religion en disant : « oui, mais tu peux le prouver ? » alors que c’est une question de foi, même pour tout ce ramassis de types qui croient fermement qu’il ne faut rien croire, et qui crachent vertueusement sur ce qui a créé le principe de vertu, même pour ceux-là ça veut dire qu’un type, qui me connaissait ni d’Eve ni d’Adam, qui ne savait pas mon nom, m’a confié à son Dieu pour que son Dieu me fasse du bien, et il y croyait, et pour lui, qu’il ait tort ou raison, pour lui il me faisait du bien, il me rendait service, et un immense service. Et pour moi qui crois, et qui crois que ce gars-là était un type bien, du genre qui croit et qui peut amener sur moi queutchose de grand, pour moi ça voulait dire beaucoup.

Oui, mais ce gars-là, hier soir, a été poignardé.

Et quesqui se passe quand meurt un type qui vous a béni ? On étouffe de ne pas lui avoir rendu ce qu’il nous a donné ? On perd la bénédiction ? On se sent crade de penser qu’on a pas béni ce type comme il fallait ? On se sent seul pasqu’on se sent seul quand meurt quelqu’un ?

Poignardé.

Vous vous rendez pas compte. Et j’entends déjà caqueter les loqueteux avec des « oh de toute manière il serait mort bientôt, il était souvent en chaise roulante » ou « il a un successeur ? la classe ! » ou encore « oh ! on poignarde plein de gens dans le Monde, pourquoi faire un foin sur ce type-là particulièrement ? ». Mais il a été poignardé, là, au bout du rectangle qui était l’espace des frères, là, au milieu du buis odorant, sur la moquette rougeâtre, devant l’espace réservé aux permanents, c’est-à-dire là, au milieu de tout, au milieu de Taizé, au coeur de Taizé, au coeur de l’église...

J’ai pleuré dans cette église. J’ai beaucoup pleuré, et très souvent, j’ai pleuré à ne plus pouvoir vomir de sanglot. J’ai ri dans cette église. J’ai ri d’un rire si paisible et nourrissant qui vous n’auriez rien reconnu en moi. J’ai flippé, flippé sec, plusieurs fois, avec spasmes et inconscience. J’ai parlé à des gens si... essentiellement magiques, si terriblement bons pour moi, si miraculeux, que j’en porte encore les cicatrices. J’ai frissonné, tout ce que j’ai pu, et encore plus, dans ce que je ne pouvais pas. J’ai prié, dans cette église. Avez-vous seulement assez d’imagination, vous qui ne priez pas, pour imaginer ce que c’est de prier ? Avez-vous assez de nerfs, vous qui priez, pour imaginer ce que c’est que le coeur d’une prière, le foyer d’une prière, ce centre brûlant et vertigineux à l’intérieur de son corps, assez de nerfs pour oser l’imaginer là, ici, devant cet écran ? J’ai prié dans cette église. Prié pour moi, sûr, mais prié pour vous, aussi. Vous, qui que vous soyez. J’ai prié pour ma famille, pour mes amis, pour mes amours, pour tout ce qui me semblait important, et tout ce qui me semblait moins important aussi. Je me suis... rendu, dans cette église. J’ai déposé les armes, dans cette église. J’ai craqué, dans cette église. Je me suis écroulé, dans cette église.

On l’a poignardé, dans cette église.

Au coeur du plus inexpugnable des sanctuaires, au fond de la tanière reculée où je vais lécher mes plaies, et boire mon sang qui coule à flot, on a fait coulé le sien. On l’a massacré. Lui. Celui qui m’avait béni. Celui qui avait monté le toit, assemblé la nourriture, fourni le bois, et qui m’avait dit, sans me connaître : « viens par là, toi... j’ai quelque chose pour toi, j’ai une place ».

Moi qui était si fier, quand j’étais dans l’équipe d’accueil, et si... à ma place, quand je disais « Taizé, c’est tout d’abord une communauté oecuménique de frères qui se sont rassemblés autour de Frère Roger », moi qui étais si... beau, à ce qu’on m’a dit, je veux pas dire mignon, mais... bien, rayonnant, à ce qu’on m’a dit, quand je faisais cet accueil ; comment je le dirai, maintenant, maintenant que je dois dire « Comme vous le savez, Frère Roger nous a quitté le 16 août 2005 dans des circonstances tragiques » ? Esque je serai rayonnant encore, à ma place ? Et moi qui me suis reconstruit à Taizé, qui étais si grand de mes centimètres, qui aimais tant me sentir moi là-bas, ou ne pas me sentir du tout et sentir tout le monde, quesque je sentirai maintenant que ça sent le sang ?

Poignardé.

Ce sont mes études, ça. Les meurtres in basilica... C’était un chapitre de mon mémoire, ça. Meurtre de Julien de Médicis, 26 avril 1478, dans la cathédrale de Florence. Meurtre de Galeazzo Maria Sforza, 26 décembre 1476, sur le parvis de l’église Saint Etienne de Milan. Meurtre d’Annibale Bentivogli, 25 juin 1445, à la sortie de la messe à Bologne. Faut-il que j’ajoute, au coeur même de ces études de temps reculés quand même, dans lesquels la puanteur du sang a quelque chose de noble, d’historique au moins, la puanteur dégueulasse de ce crime-là : Meurtre de Frère Roger Schutz, 16 août 2005, dans l’Eglise de la Réconciliation, à Taizé, Saône-et-Loire ?

Ou même, même, si ce type-là, qui faisait passer les Juifs en Suisse, qui oeuvrait pour la paix et la concorde, vous savez, cette vraie concorde, même si ce type a un secret affreux qu’on exhumerait maintenant qu’il est, lui aussi, passé de l’autre côté de la frontière, ce n’est pas seulement lui qu’on a poignardé. On a poignardé Taizé. On a poignardé Taizé ! Mais vous vous rendez compte ? On poignarde les églises, maintenant ! On poignarde les communautés ! Je me fous des raisons, surtout si, comme on le dit, c’est une déséquilibrée qui a fait ça, mais on poignarde, merde, on poignarde ! Au coeur même de ce temple, et je parle de temple à ma manière, c’est-à-dire un endroit comblé de fantômes et d’échos si précieux, où des générations se sont rencontrées, aimées, mêlées, construites, fécondées, nourries, on a fait couler le sang du pilier central ! On a donné un coup de hache dans le tronc de l’arbre !

Frère Roger est mort. Et quoi aussi ? Jusqu’où a percé le coup ? Qu’a-t-il tranché en moi, qu’a-t-il tranché dans chaque enfant de Taizé ? Et si je ne me retrouve plus là-bas, où esque j’irai me retrouver ? Où esqu’on ira se retrouver ? Où esque j’irai la retrouver ? Faudra-t-il qu’on se contente des églises, maintenant, des temples et des assemblées ? Et tous ceux qui ne croyaient plus, ou si peu, mais venaient à Taizé, et revenaient à Taizé, pour découvrir, échanger, se reposer de la folie du monde et penser en chantant à leur propres pas, comment feront-ils si la folie les a rattrapés ? Si les chants sont coupés de sanglots ?

Frère Roger a été poignardé au début de la prière du soir, vers 20 h 00, le 16 août 2005. Paix à son âme.

Jesus, remember me, when You come into your Kingdom ; Jesus, remember me, when i come into your Kingdom.